Ahmed me tend une bouée de secours et change de sujet : « Nous ne parlons que de moi ! Ce n’est plus intéressant ! Veux-tu savoir comment va Hassan ? »
Comment va Hassan… Un fantôme (enfin) bien rangé dans une case de ma mémoire.
Quel besoin d’aller chercher dans les archives ?
Je sais que j’ai quitté Hassan pour de bonnes raisons, je sais par sa sœur que depuis dix ans il s’est mis à boire et à fumer… Je ne sais pas si je veux en savoir davantage. Mais la curiosité l’emporte, évidemment.
Alors, Ahmed poursuit : « Il va bien ; il est rentré au Maroc l’année dernière. Je me souviens de vous deux, à Chabolovka, vous sembliez tellement faits l’un pour l’autre… Je ne sais toujours pas ce qui s’est passé entre vous, pourquoi vous avez rompu… »
Cher Ahmed, toi aussi, tu demeures curieux, même dix ans plus tard !
Vais-je aller dans cette direction avec toi ? Je crois que j’y suis déjà embarquée… Alors, assumons jusqu’au bout. D’ailleurs, Ahmed n’a jamais entendu ma version des faits, et je suis certaine qu’il est à mille lieues de l’imaginer…
Alors, je raconte par le menu la jalousie maladive d’Hassan ; les crises, les hurlements.
Ahmed a une excellente mémoire, il cite des moments précis, tente de réfuter mes arguments ; il défend son copain jusqu’au bout, et je ne me laisse pas faire. Je démonte un à un ces arguments, et les certitudes d’Ahmed vacillent.
Pour la première fois de ma vie, j’en parle avec le souci de la vérité, mais sans aucune passion. Je pourrais changer de sujet, cela n’aurait pas d’importance.
Je suis bien dans mes baskets.
J’en ai assez bavé par le passé pour bien mériter cela.
Ahmed aussi prend du plaisir à nos joutes verbales. C’est à celui qui aura le plus souvent raison.
Quelle merveilleuse façon de revisiter le passé.
Un passé vidé de ses souffrances mais pas totalement de ses sentiments.
Soudain, je nous observe : nous sommes là comme deux vieux, regardant dans le rétroviseur une vie pleine d’action et qui s’est achevée.
Mais non, nous avons encore tant de choses à vivre ! En voilà, une chance !
Ahmed me répond : « De quoi d’autre veux-tu que l’on parle ? C’est le passé que nous avons en commun, pas le présent… » Quelle triste sagesse dans cette phrase.
Enfin, triste, je ne sais : chacun a de son côté une vie présente bien remplie et –apparemment- heureuse. Alors, pourquoi s’apitoyer ?
Je laisse donc Ahmed me montrer sur son appareil photo les dernières photos qu’il a prises d’Hassan. D’ailleurs, Hassan est-il toujours aussi beau que dans mon imagination ?
Oh oui ! Son expression s’est endurcie, il semble avoir pris un soupçon de bedaine (« c’est la bière », dénonce gentiment Ahmed), mais c’est bien lui, avec ses traits fins et ses yeux noirs. Je regarde attentivement dans le petit écran, je zoome au maximum.
Ahmed me propose de me photographier à mon tour et de montrer les photos à Hassan. Pourquoi refuser à Hassan ce plaisir de replonger dans le passé, qu’Ahmed me permet de connaître ?
Je pose, les gens dans le café se demandent qui est cette bêcheuse qui dit à son ami « tu peux me prendre de pied aussi, si tu veux », mais je m’en moque. Ahmed enregistre un petit message de 13 secondes, et quand c’est dans la boîte, je lui dis : « J’aimerais bien être une toute petite souris à côté de vous pour voir la réaction d’Hassan quand tu lui montreras ce film ! »
Cinq minutes plus tard, sur le quai du métro qui séparera à nouveau nos vies dans quelques stations, une petite chose bouge dans un coin : une souris grise, toute petite, toute mignonne. Personne ne la remarque, sauf nous. Je la pointe du doigt à Ahmed ; il sourit : « en voilà, un message limpide ! »
mardi, février 06, 2007
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2 commentaires:
Jolie chute. :)
Merci, Blue!
En plus, c'est véridique!:)
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