mardi, novembre 28, 2006

« Vous êtes une grande angoissée de la vie, vous ! »


J’ai eu l’idée du siècle pour le cadeau de mon père, ce Noël. Je lui offre de transférer sur DVD le début de sa collection de films Super-8.
A 145 € par heure, mon père ayant environ vingt bobines de quarante minutes chacune, faites le calcul et vous comprendrez que je me contente des deux premières bobines… Remarquez, c’est un bon système : voilà trouvées toutes les idées cadeau anniversaire + Noël sur les dix prochaines années !

Bref. Je me suis donc rendue ce midi dans une succursale de magasins photo très connus et que je ne citerai pas, suite de l’histoire oblige.
J’entre dans l’officine, serrant contre mon cœur mon précieux paquet : Noël 77 chez mes grands-parents paternels, mai 78, ma naissance, août 79, mes premiers pas… Des films chargés d’affectif !
Je pose sur le comptoir mes deux bobines sur lesquelles j’ai pris soin de mettre une étiquette avec mes coordonnées. Je demande à la femme en face de moi :
« - Quel est le procédé pour transférer ce film ? Êtes-vous sûre que cela ne les abîme pas ? »
Question bien anodine, il me semble, pour quelqu’un qui n’a aucune connaissance technique et qui souhaite en savoir plus !
« - Je n’ai aucune idée du procédé, mademoiselle, mais en tout cas, il n’abîme pas les films ! Nous faisons cela depuis des années. Vous êtes une angoissée de la vie, vous ! »
!!?? Euh, on se connaît d’Eve, ou d’Adam ? Ni l’un ni l’autre ? Il me semblait bien…
« - Euh, non, dis-je interloquée, j’ai juste envie de savoir comment on transfère les films ! Ces bobines sont uniques et ne m’appartiennent pas.
- Ca alors, mais vous êtes vraiment une grande angoissée, vous ! D’habitude, ce sont les personnes âgées qui sont ainsi ! »
Re : !!!!????
La femme poursuit, avec aplomb : « vous êtes sûre que vous voulez mes les laisser, ces bobines ? Parce que si ça vous angoisse trop… »

Avant que la moutarde ne me monte au nez, je prends mon reçu et m’échappe de la boutique : il faut savoir être pragmatique, même avec les cinglés. En effet, s’il fallait que je cherche un autre endroit où l’on transfère les films Super-8 et que j’y aille un autre jour, je n’aurais pas les DVD à temps pour Noël.

Qui a dit qu’en France, le client était roi ? Personne ? Ah bon, voilà qui est normal, alors.
Comment peut-on laisser dire de telles choses à un(e) client(e) on ne peut moins hostile ? (croyez-moi sur parole, je suis quelqu’un d’aimable !)
Pour ma part, j’ai choisi de désamorcer, en prenant mes jambes à mon cou, afin que le service pour lequel je venais soit assuré, et que la personne derrière le comptoir cesse de m’agresser.
Mais cela n’est pas à 100% satisfaisant, la preuve : j’ai, depuis, une envie irrépressible de taper dans un punching ball…

samedi, novembre 25, 2006

Fuite, ou envie d’ailleurs ?

Une ancienne collègue me disait un jour :
« - méfie-toi de ce gars-là, il est hargneux ; je pense qu’il n’a pas réglé toutes ses ‘personal issues’. »
Ma collègue aimait le franglais ; en l’occurrence, je n’ai jamais trouvé de traduction fidèle du mot ‘issue’ en français ; si vous en connaissez une, je suis preneuse !
« - Que veux-tu dire ?...
- Un Français installé à l’étranger me paraît toujours suspect : s’il est parti, c’est qu’il n’était pas en paix avec sa situation en France : professionnelle, familiale, amoureuse, peu importe… Mais c’est louche. »

Depuis, cette collègue, qui revenait de 3 ans d’expatriation en Inde, a suivi son mari à Los Angeles et s’y est installée avec ses 3 enfants.
Son analyse semble donc, à la lumière de sa propre expérience, adressée à elle-même. Cependant, y avait-il du vrai dans ce qu’elle disait ?


J’ai quitté mes parents à 17 ans, pour Moscou, puis Londres. Je suis rentrée en France 4 ans plus tard. Aujourd’hui, de l’eau ayant coulé sous les ponts, je sais que je ne serais sans doute pas partie si vite, si tôt, si loin, si la situation familiale n’avait pas été, à ce moment-là, inextricable. Le seul moyen de s’en sortir était la distance. La fuite ? Peut-être.
Mais j’aime à croire que cette expérience, catalysée par un besoin de fuite, représente aujourd’hui tellement, tellement plus qu’une impossibilité de faire face à une crise chez soi.
A Moscou, j’ai partagé ma chambre avec une Marocaine ; à Londres, avec une Japonaise. A Moscou, j’ai rencontré un Italien qui m’a conseillé de faire mes études à Londres ; je ne connaissais rien au système d’éducation anglais, mais je savais qu’en rentrant en France, toutes les portes me seraient fermées : l’année sabbatique après le bac n’est pas encore entrée dans les mœurs… J’ai suivi ses conseils. Je ne l’ai jamais regretté.
A Moscou, mes parents ont dû faxer au consulat français leur autorisation pour que je puisse y travailler 2 jours par semaine et payer ainsi mes cours de russe. A Londres, je gardais ouvert le soir le laboratoire de langues, au dernier étage d’une tour du campus.
On peut dire que j’ai appris la valeur de l’argent, et surtout, le bonheur de discussions enflammées entre des gens venus de tous les horizons.
Cette expérience, une fuite ? Rien n’est plus sûr…
La vie est faite de décisions et de rencontres, en apparence fortuites, mais qui en changent le cours, et c’est cela qui est important. A l’intérieur de Paris, d’un continent à l’autre, peu importe l’échelle.

Finalement, pourrait-on partir avec l’esprit fermé, indisponible aux autres?
Jusqu’à peu, j’aurais répondu non, sans hésiter. Mais j’ai lu cette semaine sur le blog de Blue un long échange de points de vue avec un Français qui a émigré au Canada et qui, visiblement, s’y sent très mal. Il blâme le Québec, les Québécois, pour son mal-être. Je me demande : n’aurait-il pas mieux fait de rester en France ? Cette immigration, où qu’elle soit, au Québec ou ailleurs, n’était-elle pas intrinsèquement vouée à l’échec, si elle n’était que fuite ?

Ce qui prouve que ma collègue avait tort : on ne peut construire sa vie à l’étranger, y réussir –professionnellement ou dans sa vie privée-, si on n’est parti que pour fuir.
Partir, si on ne se sent pas bien chez soi, peut aussi signifier vouloir s’en sortir. Pour mieux revenir ?

mardi, novembre 21, 2006

Québec-France-Angleterre, un match à trois ?

Du Québec, je savais que :
• on y parle français avec un accent ‘québécois’
• c’est le berceau de Roch Voisine, Céline Dion et Isabelle Boulay
• les paysages d’automne y sont magnifiques, et le sirop d’érable délicieux.

Je savais peu de choses, donc, et j’avoue ici mon ignorance. Depuis quelques mois, je lis régulièrement des blogs québécois, que j’apprécie beaucoup, et qui, aujourd’hui, m’interpellent : pourquoi, en particulier sur les blogs de Québécois expatriés, analyse-t-on souvent les différences identitaires entre les Français et les Anglais ?
Comme me le faisait remarquer Blue, les blogueurs expatriés, à Paris ou à Londres, font tout simplement preuve d’ouverture d’esprit en s’interrogeant sur les pays qui les accueillent.
Cependant, et je le lis également dans les commentaires de leur billets, j’ai l’impression que cet intérêt pour la comparaison n’est pas juste une analyse sociologique, mais quelque chose de plus profond pour le sentiment d’identité québécoise, tant cette analyse est récurrente.

Je suis en général d’accord avec ces analyses France/Angleterre, disons, à 70%.
Les 30% restants sont dus à une impression de plus en plus nette : la rivalité franco-anglaise, tant débattue, et même, j’ose écrire, tant chérie, s’infléchit d’année en année depuis… l’ouverture du tunnel sous la Manche.
Il n’y a que voir les publicités pour l’Eurostar : au début, leur teneur portait sur ‘le droit en 3 heures d’investir le territoire ennemi’ (ma périphrase), puis on a mis l’accent sur le flegme et l’humour anglais, ou l’idéalisme et la propension à s’indigner des Français, traits typiques des uns et des autres. Cette année, les dernières affiches montraient 2 œufs sur le plat et des baked beans à côté et allant vers le jaune d’œuf ; la métaphore est assez claire, et n’a plus grand-chose à voir avec un quelconque antagonisme France/GB.
De plus, on n’a jamais eu autant d’Anglais qui s’installent dans les campagnes françaises, à la recherche de la douceur de vivre et d’un immobilier abordable (quoique, cela risque de ne pas durer), et jamais autant de Français à Londres, à la recherche d’un travail qu’ils ne trouvent pas en France. Bref, les Anglais s’autorisent à avoir envie de qualité de vie, et les Français à être pragmatiques.
Ainsi, les identités et traits de caractères ‘typiques’ des Anglais et Français n’ont jamais été aussi perméables.
Ce qui est formidable pour l’Européenne convaincue que je suis.

Or, comme Blue l’expliquait sur le blog de Caroline : ‘la définition de l’identité québécoise par rapport à l’identité canadienne se fait à même l’opposition français-anglais de nos origines’.
On peut donc se demander si le fait que les antagonismes d’identité Français-Anglais s’infléchissent peu à peu ne menacerait pas l’équilibre dans la définition de l’identité québécoise.
Qu’en pensez-vous, chers blogueurs québécois ?

Finalement, quelles sont les autres composantes de cette identité ? Qu’en est-il de l’appartenance au Canada ? Lorsqu’on demande à un Québécois d’où il vient, répond-il ‘du Québec’, ou ‘du Canada’ ?

samedi, novembre 18, 2006

Roman, la fin. Je dois partir

Mon visa russe a expiré. Le tien était encore valable quelques années. Tu avais besoin d’un visa pour aller en France. Autant dire qu’il ne serait pas facile de se revoir.

Et aujourd’hui je dois partir. C’est pour cela que nous avons si mal. Je dois aller à l’aéroport. Le chauffeur de taxi attend dans sa voiture. Je n’ai pas voulu que tu m’accompagnes à l’aéroport en métro, sous prétexte que j’avais trop de bagages. Mais en réalité, à quoi bon faire durer la souffrance une heure de plus ?
Nous ne pouvons pas nous détacher. Tout à l’heure, nous avons fait l’amour pour la dernière fois, avec toute l’énergie du désespoir. C’en était presque violent. C’était la dernière fois.

Ce matin, en me réveillant, j’ai traversé le palier du foyer et suis allée dans ta chambre. Tu pleurais dans ton lit. Je me suis allongée à côté de toi. Tu sortais à peine du sommeil, et pourtant tu étais tout froid. Tu as pleuré plus fort quand je suis venue. Et puis il a bien fallu se lever pour de bon, s’habiller. Je t’ai donné ma vaisselle, ce qui restait dans le frigo. Mes assiettes vides faisaient piètre mine sur le buffet de ta cuisine.

Arriva un moment où j’ai dû m’empêcher de penser ; cela faisait trop mal d’être consciente que je m’en allais. Pleurer n’aidait pas. J’étais épuisée. Arrive un moment où on a mal physiquement.
J’ai cru devenir folle. J’ai vraiment cru devenir folle. J’avais envie de vomir. Je n’avais plus envie de respirer. Je ne pouvais plus te regarder. Tu me demandais : « pourquoi ne veux-tu pas me regarder ? » Ce n’est pas que je ne voulais pas. Je ne pouvais simplement pas.
Nos têtes étaient brûlantes. Trop lourdes. Un énorme marteau tapait à l’intérieur, de plus en plus fort. Il fallait regarder ailleurs, essayer de fixer son attention sur une autre chose. Qu’y a-t-il d’intéressant dans la chambre ? La poignée de porte ? Le radiateur ? Le rideau marronnasse ? Le bureau vide, la valise fermée. Le lit auquel on a enlevé les draps. Pourquoi ne veux-tu pas me regarder ? Je deviens folle.
La douleur nous fait suffoquer. Ma tête est brûlante. Viens, on va se laver les cheveux ; Ca nous rafraîchira. Oui, c’est ça, on va se laver les cheveux. Un peu d’eau fraîche. Ca nous remettra les idées en place. L’eau coule. Tu me laves les cheveux. C’est vrai que le visage est plus frais. Mais à l’intérieur, c’est tout aussi brûlant.

Le taxi s’impatiente. Il faut agir. Je ne peux pas rester. Il faut que je me détache de toi, cher Hassan, que je reverrai cet été, peut-être. Et si je restais ? Non. Je ne peux pas. Ma vie est ailleurs. Elle n’est pas ici. Il faut que je parte. Ce voyage à Moscou n’était qu’une parenthèse. C’était voulu ainsi. Mais pourquoi doit-il rester une parenthèse ? Pourquoi pas le début de ma vraie vie ? Non, c’est trop tard, il faut partir… Les bagages sont faits, j’ai déjà dit adieu.
Tes yeux noirs aux longs cils, ta peau, tes cheveux noirs, tes mains longues et fines, ta bouche… Je les regarde une dernière fois. Je dois m’en souvenir. Je dois les ranger dans ma mémoire. Ils doivent y rester pour toujours.
Je te regarde une dernière fois dans les yeux. J’essaye de mettre dans mon regard de la force, j’essaye de te la transmettre. Tes yeux à toi n’expriment que la détresse. Je te promets qu’on tiendra. Je te promets qu’on y arrivera.

Je monte dans la voiture. Le taxi démarre. On sort du parking, la voiture tourne à droite dans la rue. Je sais que tu regardes la voiture s’éloigner. Je ne peux pas me retourner pour te voir. Je ne peux pas te voir seul, désemparé, dans la rue. Dans le froid. Seul. Et pourtant, je ne peux m’empêcher de me retourner, pour te regarder une dernière fois. Seul. Debout mais brisé.

jeudi, novembre 16, 2006

Roman, épisode 9. Sablier

Tu avais très envie d’aller à un lac que tu avais découvert sur le trajet du tramway qui allait à l’institut. Tu passais devant ce lac tous les jours. Il était insoupçonnable, caché derrière les immeubles de la bruyante avenue Lénine, et pourtant il était là, entouré d’arbres nus et recouvert de glace. Une bulle de silence. Je t’ai promis que nous irions ensemble. Nous devions y aller un dimanche, mais des amis russes m’ont proposé de faire du ski ce jour-là. Qu’ai-je choisi ? J’ai honte de répondre… J’ai choisi de faire du ski. J’étais trop curieuse de voir comment on en faisait en Russie... Je le regrette encore aujourd’hui.
Je suis partie avec eux en métro, mes skis dans les bras. J’ai fait de mon mieux pour ne pas rentrer trop tard, j’ai écourté un peu impoliment le thé chez mes amis, mais il faisait déjà nuit et j’étais fatiguée lorsque je suis rentrée au foyer. Tu tenais beaucoup à ce que nous allions voir ce lac ensemble. Tu ne m’as rien reproché, mais je sais que tu étais triste. Pardon... Le temps m’était compté, et nous ne sommes pas allés au lac ensemble.

Tu allais faire toutes tes études à Moscou, mais moi je devais reprendre les miennes à Paris. On était en février. Nous avons toujours su que je devrais partir. Mais nous nous sommes laissé prendre au jeu. C’était si doux de ne pas s’empêcher de glisser. J’ai tout laissé faire, tout laissé venir, avec délice et impatience.

lundi, novembre 13, 2006

Roman, épisode 8. More Bliss

Le jour de la rentrée, le 12 janvier, nous avons fêté le Nouvel an russe, d’après le calendrier orthodoxe.
L’institut avait organisé une petite soirée pour nous : le directeur s’était déguisé en Grand-père Gel, et m’avait demandé si je voulais bien être sa petite fille, la Fée Neige. J’étais vêtue d’un long manteau blanc brillant et coiffée d’un petit chapeau en fourrure blanche. Chaque étudiant avait eu toutes les vacances pour présenter une spécialité de son pays : tae-kwon-do pour les Coréens, danses pour les Marocains, chanson de MC Solaar pour les Français…
Pour une fois, les Russes appréciaient sans arrière-pensée les cultures étrangères. Nos professeurs ne faisaient jamais preuve de racisme, même s’ils s’énervaient parfois sur les problèmes de prononciation de certains étudiants. Ce n’était pas le cas de tous les Russes que nous croisions dans la rue ; avec ma peau très blanche et mon manteau de fourrure, je me fondais dans la masse, mais toi ou Ahmed étiez souvent arrêtés dans la rue pour contrôle d’identité.
A cette fête, ma professeure de russe s’est un peu déridée : elle avait la soixantaine, des manies stakhanovistes et cette façon de répéter sans cesse ‘plus vite, plus vite, plus vite…’ Cette fois, elle applaudissait en souriant. Elle nous a fait venir auprès d’elle, nous les ‘devotchkas’, ses trois élèves filles (tant pis pour mon petit camarade norvégien), et, telle une reine assise sur son trône et nous accroupies par terre, elle nous a tendu à chacune un chocolat qu’elle a sorti de son sac.


Le matin, je me réveillais à côté de toi. J’avais du mal à m’extraire du lit, parce qu’il faisait froid dans la pièce, et parce que nous nous étions couchés très tard la veille.
J’enfilais un gros pull en guise de robe de chambre, et allais dans la cuisine préparer le thé et couper le pain noir.
Tu me rejoignais, les yeux emplis de sommeil. Mes colocataires étaient déjà parties pour l’université, et nous nous asseyions tous les deux autour du buffet qui nous servait de table, dans la pâle chaleur du soleil d’hiver.
Tu rentrais chez toi pour t’habiller et prendre tes livres. Ahmed était lui aussi déjà en classe, et il te donnerait le soir ses notes du premier cours du matin. Tu m’attendais sur le palier, et nous partions tous les deux, houspillés par les concierges qui nous reprochaient d’être les derniers à aller en cours. Mais l’opinion des concierges était bien le cadet de nos soucis.

Arrivés sur le campus, je te laissais, comme le premier jour, devant ton bâtiment et poursuivais jusqu’au mien. Je ne m’arrêtais plus devant le kiosque de cigarettes pour acheter mes Philipp Morris Light made in Russia qui contenaient toutes sortes de substances inconnues : tu n’aimais pas le tabac et je m’étais trouvé une nouvelle addiction…
Je rejoignais mes petits camarades pendant leur première pause, voire plus tard, auquel cas je frappais timidement à la porte de ma salle de classe. La professeure de russe acariâtre faisait les gros yeux, mais avait pour consigner de nous laisser entrer : nous payions notre dû à cette université gratuite pour les Russes, et chère pour les étrangers.
Nos deux bâtiments avaient chacun une cantine, et nous restions avec nos voisins de classe pour le déjeuner. Le menu était invariablement soupe et boulettes de viande. Derrière le self-service (j’ignorais que ce système hautement américain était aussi soviétique !), les cuisinières s’affairaient sur les chaudrons d’eau chaude. Je ne dirais tout de même pas que nous y voyions courir des souris, mais des cafards, pour sûr.
En général, j’avais du mal à avaler cette tambouille, malgré son prix modique. Pour tenir jusqu’au soir, j’achetais donc au ‘bar’ des sablés secs, qui avaient le mérite de remplir l’estomac et de ne pas sembler suspects. Je commandais également du thé, que l’on me donnait dans un grand verre bouillant, entouré d’un morceau de papier épais beige pour que mes mains délicates d’Occidentale ne se brûlent pas. En y repensant aujourd’hui, je pourrais dire que Starbucks et ses fourreaux en carton pour les gobelets n’a rien inventé !

L’après-midi passait lentement, avec ses déclinaisons et exercices de vocabulaire. Tu avais plus de cours que moi, et je profitais de mon temps seule pour faire quelques courses sur la place du métro.
Dès que tu rentrais au foyer, tu venais me voir, avant même de poser tes affaires et ton bonnet chez toi. Comme je rentrais avant toi, je prenais lorsque tu en recevais ton courrier en bas chez les concierges. Elles disposaient les lettres une à une sur une table basse, et c’était le rendez-vous de chaque étudiant étranger, coupé de sa famille, lorsqu’il rentrait à la fin de la journée. Ces lettres pleines de jolis timbres, à l’adresse écrite en cyrillique d’une plume mal assurée, étaient attendues comme un morceau de chez-soi. Tu recevais peu de courrier, alors je te faisais lire le mien, pour que tu te sentes aussi un peu ‘chez toi’, même si tu n’étais jamais allé en France.
Nous nous installions dans ta chambre ou dans la mienne, pleins de bonne volonté pour faire nos devoirs, mais ni la radio que nous allumions, ni l’envie de refaire le monde tous les deux ne nous aidait…
Le soir, nous cuisinions chez toi avec Ahmed, de la tortilla marocaine le plus souvent : oignons et pommes de terre frits, un peu d’œuf battu pour lier le tout, et une pincée de safran.

Tout était simple, tout allait de soi. Chaque minute libre était passée avec toi, et même le sommeil était secondaire. Tu disais « je dormirai quand je serai mort »…
Je savais que tu restais, et je savais que je repartais, mais pour l’instant cela semblait si loin que nous n’y pensions même pas.

samedi, novembre 11, 2006

Roman, épisode 7. Bliss

Merci pour ces merveilleuses vacances de Noël, pour ce 31 décembre à minuit sur la Place Rouge noire de monde. On s’en foutait, des clichés... D’ailleurs, si je ne te l’ai pas déjà dit, ce 31 décembre-là fut le plus heureux de mes réveillons, parce que simple et improvisé. Nous n’avions pas d’autre plan que célébrer la nouvelle année sur la Place Rouge. Alors, après les douze coups de minuit, nous sommes tranquillement rentrés au foyer en métro. Tu te souviens, nous sommes arrivés chez toi vers une heure, et nous avons mangé des boudoirs et du jus de raisin avec Ahmed.
C’est pendant ces vacances que j’ai oublié les horaires, le jour, la nuit, les conventions… Moi qui étais une ancienne petite fille modèle et qui ne voulais jamais me coucher tard…


Nous sommes allés au cinéma du quartier où, par économie, la salle n’était pas chauffée - quel besoin de chauffer pour trois spectateurs ? Nous y avons vu un film français doublé en russe par une seule voix monocorde, derrière laquelle on entendait encore un peu de français. Les femmes aussi avaient la même voix d’homme. L’ère était encore à l’économie... Nous avons tendu l’oreille pendant tout le film pour entendre le français derrière le russe. Un sacré exercice !
En rentrant du cinéma, tu m’as aidée à faire ma lessive : j’ai rincé mes vêtements dans la baignoire, te les ai passés au fur et à mesure pour que tu les essores et les étendes sur le fil au-dessus de la baignoire. Comme ça, nous avons fini la corvée plus vite et avons profité de la fin de soirée ensemble.

mercredi, novembre 08, 2006

Roman, épisode 6. Kolomenskoïé

La veille de Noël, nous sommes allés tous les deux à Kolomenskoïé. J’ai toujours aimé ce petit parc perdu dans les méandres de la Moskova, pause hors du temps avec sa chapelle aux bulbes bleus et or, et ses cabanes en rondins de bois.
Retrouver le calme de Kolomenskoïé est toujours émouvant. On fuit pour un moment la trépidation de la ville, ses bruits, ses voitures, ses gens pressés… Et on se retrouve ici, à Kolomenskoïé, saisi par le silence et la tranquillité. Lorsque l’on franchit le grand portail, on est ailleurs.

Il faisait très froid ce jour-là, loin du centre-ville, au bord du fleuve gelé. Le ciel était blanc, comme la terre. Les arbres étaient nus, l’endroit désert, à part quelques babouchkas assises sur un banc. Je portais mon manteau de fourrure. Il faisait tellement froid que j’en avais relevé le col. Tu avais oublié tes gants et je t’ai prêté les miens ; ils étaient en angora blanc, et beaucoup trop courts pour toi. Tu aurais préféré ne pas porter de gants si ostensiblement féminins, mais il faisait trop froid, et tu ravalais ton orgueil d’homme fier... Moi, ce jour-là, j’adorais ce froid qui donne bonne mine.
Remonter la pente depuis la Moskova jusqu’à la chapelle était difficile ; les pieds s’enfonçaient dans la neige. Perdant l’équilibre, je me suis accrochée à une branche qui sortait de la neige. La branche a lâché. Je suis tombée. La neige a amorti ma chute. Je me suis retrouvée assise, de la neige jusqu’aux genoux. C’était moelleux, jusqu’à ce que l’humidité froide de la neige transperce mes vêtements. Je me suis vite relevée. Tu te tordais de rire, tu m’attendais en haut de la pente. Tu avais ta revanche sur mes gants.

Nous sommes entrés dans la petite église : il faisait bon tout d’un coup. D’innombrables cierges éclairaient les icônes dorées et réchauffaient l’air. L’église était en cours de rénovation : des jeunes femmes portant des châles noirs sur la tête refaisaient pieusement la peinture des murs, et remettaient du carrelage au sol. Toi et moi retenions notre souffle.
Nous sommes ressortis dans le parc à l’atmosphère sourde et piquante à cause du froid. Nous avons un peu marché au hasard des allées, puis sommes rentrés à l’intérieur d’une cabane en bois pour nous abriter du vent. Là, tu m’as embrassée. Autour de nous, tout était gelé, mais tes lèvres étaient chaudes.

lundi, novembre 06, 2006

Roman, épisode 5. Douce attente

Je me souviens du sourire qui vient aux lèvres, sans même qu’on y pense. Je me souviens de ce souffle délicieux dans l’estomac qu’on laisse s’installer avec volupté.
Et même si je ne te croisais pas : la journée n’était jamais finie, il n’était jamais trop tard pour aller sur le palier, et il y avait aussi la rue, la place du métro avec tous ses kiosques, ou le trajet foyer-institut. Un millier de possibilités, chaque jour. Des rencontres furtives et faussement innocentes dont je me réjouissais à l’avance parce que je savais que tu les attendais, toi aussi.

Un samedi matin, je m’étais réveillée tard, et je n’avais plus rien à manger. Je me suis préparée le ventre vide, puis suis descendue sur la place acheter des boulotchkas au kiosque de boulangerie.
Je ne t’ai pas croisé sur le palier, ni dans les escaliers, mais j’avais ce pressentiment joyeux qui vous trompe rarement.
Dehors, la mine renfrognée que j’arborais était censée montrer que j’étais concentrée sur ma liste de courses. Mais il n’en était rien, et tu n’étais pas dupe, quand je t’ai entendu derrière moi prononcer avec un sourire dans la voix « toujours des desserts… » C’est vrai, j’étais en train de me choisir une brioche. Et c’est vrai aussi, je préfère le sucré au salé. J’ai fait exprès de mettre plus de temps que nécessaire pour me retourner, et t’ai demandé d’un air faussement vexé si cela te posait un problème. Tu n’as pas répondu, tu me souriais.
Tu étais mignon, avec ton sac de provisions encore vide à la main, et ton bonnet en laine noir et blanc. J’ai pris un malin plaisir à ne rien dire de plus et à passer mon chemin, en te laissant planté là. Ce n’était pas comme si je ne savais pas quand nous allions nous revoir : nous habitions sur le même palier.

vendredi, novembre 03, 2006

Roman, épisode 4. Douce nuit

Un soir, il était très tard, j’étais chez toi avec Ahmed. Tu toussais encore beaucoup, et tu gardais ton blouson et ton bonnet à l’intérieur. Nous avons longuement parlé, de ta famille, de la mienne, de ton rêve de devenir vétérinaire…
L’heure tournait et je n’avais pas envie de partir. Dehors, tout était tranquille, la neige tombait, et même dans le foyer, pourtant si bruyant, la vie semblait atténuée. C’était samedi soir, les gens étaient sortis faire la fête ailleurs. Dans votre chambre, vous n’aviez allumé que la lampe de chevet, pour garder une calme obscurité.
Ahmed s’est couché sur son lit et s’est endormi. Toi et moi avons encore un peu discuté, puis je me suis allongée sur ton lit. Tu es resté assis dans le vieux fauteuil éventré rose foncé. Tu as mis tes jambes sur la chaise en face de toi. Je me suis glissée sous tes draps, et ai fermé les yeux.

Je me sentais bien, je flottais dans un demi-sommeil. J’entendais de loin en loin tes quintes de toux. Mon corps était lourd et chaud. Aucune envie de bouger. Tu étais tout près de moi, mais assez loin pour ne pouvoir me toucher. Je n’avais pas honte d’occuper le lit d’un malade. Tu n’arrivais pas à dormir, mais tu ne disais rien. Quand je me réveillais pour partir, tu me demandais de rester. Alors je restais, bien au chaud sous tes couvertures. Les heures ont passé en silence. Je suis retournée dans ma chambre au petit matin, et tu as alors pu te glisser dans ton lit empli de mon odeur.

jeudi, novembre 02, 2006

Roman, épisode 3. Berbère

Nous nous sommes revus plusieurs fois les jours suivants. J’ai fait la connaissance d’Ahmed, ton colocataire.
Votre chambre était en tous points semblable à la mienne, mobilier issu de production 100% soviétique : les deux lits, les couvertures rouges, les draps verts, les rideaux marrons.

Tu as attrapé la grippe qui sévissait cet hiver-là à Moscou, et elle était méchante. Un dimanche, je suis passée te voir, tu étais dans un état second ; fiévreux, tremblant, les yeux brillants. Je t’ai demandé si tu avais vu un médecin. Tu as répondu par un vague signe de la main me signifiant de ne pas insister.
Il n’en était bien sûr pas question ! J’ignorais le numéro russe de SOS Médecins, et ai pensé à un ami rencontré à une soirée, qui terminait ses études de médecin généraliste.
Je t’ai forcé à mettre tes chaussures pendant que je téléphonais à cet ami ; il était chez lui, et avait quelques médicaments d’avance, nous pouvions donc passer le voir.
Nous sommes descendus dans la rue, tu traînais les pieds ; je me demandais si tu n’en rajoutais pas.

Nous voilà donc à l’arrêt du tramway, dans le silence de la rue déserte, un dimanche soir. Il était à peine dix-huit heures, et il faisait déjà nuit noire. Le tramway est arrivé, avec ses cris poussifs de carcasse qui se traîne, et ses petits phares ronds. Nous sommes montés, et je me suis assise en face de toi. Le tramway est reparti dans l’obscurité. Seuls les vieux néons éclairaient nos visages. Cela donnait une atmosphère bizarre, genre fin du monde, dans la lointaine banlieue d’une mégalopole. Cette lumière phosphorescente te donnait grise mine. Encore plus grise. Tu ne parlais pas.
Tu avais non seulement l’air malade, mais préoccupé.
Tu évitais mon regard. Tu as tourné la tête vers la fenêtre. Il n’y avait rien à voir, alors tu as baissé la tête et tu as fixé tes genoux, ton bonnet dans les mains.
« - Hassan ?
- Quoi ? » as-tu lancé sèchement en relevant les yeux vers moi. Soudain, ton regard noir et brillant me fixait. J’ai baissé les yeux. T’avais-je vexé en te forçant à me suivre ? Je ne comprenais plus rien…
« - Ai-je fait quelque chose de mal ?...
- Non, ne t’inquiète pas… »
Je n’ai pas insisté, et ai à mon tour regardé par la fenêtre. Aux arrêts du tramway, on voyait les lumières aux fenêtres des immeubles, petites loupiotes fragiles dans la nuit noire.
Je jetais de petits coups d’œil furtifs vers toi, que tu faisais mine de ne pas voir.

Nous étions presque arrivés, lorsque tu m’as à nouveau parlé :
« - Ecoute, tu n’as rien fait de mal. J’ai sûrement attrapé la grippe, mais ce n’est pas grave, ça. Je m’en remettrai. En un peu plus de temps si je ne prends pas de médicaments, mais je survivrai.
- Que fait-on dans ce tramway, alors ?
- Je ne sais pas… Viens, faisons demi-tour…»
Demi-tour ? Et mon ami médecin qui nous attendait ? Tant pis, alors…
« - Bon d’accord. Mais j’ai vraiment l’impression que quelque chose te tracasse… »
Le tramway s’est arrêté, et nous sommes descendus.
« - Viens, asseyons-nous deux minutes, » m’as-tu demandé en désignant le banc de l’abribus.
Ici ? Dans la nuit, le froid ? Au milieu de nulle part ?
« - D’accord », ai-je répondu.
« - Il faut que je te raconte quelque chose.
Cela fait pile deux ans aujourd’hui que j’ai perdu la fille que j’aimais. Elle s’appelait Nina. Nous nous sommes rencontrés quand nous avions seize ans. Elle vivait dans le village où ma grand-mère habite, non loin de Marrakech. J’y allais à toutes les vacances, et nous nous retrouvions, chaque fois plus amoureux, et plus déterminés de nous revoir la fois suivante. Je traversais les trimestres de lycée comme dans un rêve –ou plutôt un cauchemar-, ne pensant qu’à une chose : retrouver Nina dès le premier jour des vacances. Elle m’attendait à chaque fois, devant l’arrêt du bus, en face de la poste. Je courais vers elle, et les vacances passaient, comme dans un charme. Nous passions tout notre temps ensemble, nous nous promenions dans le désert, Nina mangeait dans notre maison, et rentrait chez elle le soir. Tout le monde l’aimait, dans ma famille. Notre avenir ensemble semblait évident pour tous. Et tous étaient heureux pour nous.
Le retour était à chaque fois un déchirement, je pleurais toujours dans le bus, sur tout le trajet. Mais nous étions forts, parce que nous savions que, sitôt mes études terminées, nous pourrions nous marier, et je pourrais l’emmener avec moi. Alors, nous étions patients et priions Dieu pour qu’Il nous aide à supporter l’attente.
Seulement, Nina n’était pas berbère. Et son père ne voulait pas qu’elle aime un Berbère. Il n’a rien dit tant qu’il a pensé que nous n’étions pas sérieux et que nous ne faisions rien de mal, mais dès que nous avons commencé à parler mariage, il nous a menacés.
Alors, nous avons dû nous voir en cachette… Nous connaissions quelques endroits reclus dans le désert où personne ne venait nous chercher, et où nous pleurions ensemble. Elle m’écrivait des messages que j’allais chercher dans notre endroit secret, et c’est ainsi que nous nous donnions rendez-vous.

Et puis, un jour, aux vacances de novembre, je suis arrivé dans mon village ; mon cousin m’attendait à la descente du bus. Je n’oublierai jamais la première chose qu’il m’a dite : « Hassan, je voulais te prévenir… Nina s’est mariée il y a deux semaines… N’essaye pas de la voir, elle pourrait avoir des problèmes… »

Voilà. Cela fait deux ans. Je n’ai plus supporté de retourner dans mon village. J’ai essayé de me plonger dans les études, mais j’ai tout raté. Deux ans d’affilée. C’est pour cette raison que mes parents m’ont envoyé ici : pour oublier, et pour enfin démarrer mes études. »
Je t’ai écouté, en silence. Quand tu t’es tu, j’ai serré fort ta main, à travers nos gants. Et je t’ai dit : « viens ; on rentre au foyer. »
Tu m’as suivi, docilement. Nous n’avons rien dit de tout le trajet retour.

mercredi, novembre 01, 2006

Brunch à la parisienne


Comme vous pouvez voir, Clément et moi avons profité de cette belle journée fériée d’automne pour bruncher dans la capitale.
Enfin, bruncher en miniature : les œufs brouillés-saumon fumé (ici, mangés), brioche, pain perdu, salade de fruits et fromage blanc tiennent sur… une assiette. Même pas compressés !
Le prix ? 19 euros.
On s’est fait avoir comme des touristes dans notre propre ville ! La honte !

Plus tard, je devais acheter du scotch double face au Bazar de l’Hôtel de Ville. Son espace Bricolage, en sous-sol, est connu de tous les bricoleurs et célibataires de Paris. En effet, cet étage est un haut lieu de la drague, tant et si bien que le magasin organise tous les jeudis soirs des ateliers brico pour les âmes solitaires.
Bref ; ni bricoleuse, ni célibataire, j’ai voulu aller droit au but : le rayon des adhésifs. Peine perdue ! A la descente de l’escalator, un sentiment étrange m’a submergée : pour la première fois de ma vie, j’étais perdue dans un grand magasin, et ne reconnaissais aucun produit dans les linéaires ! Panique devant tous ces engins pointus, tordus, allongés, circulaires, troués, lisses, rugueux…
Quand je pense que pour mon père, le BHV, c’est Disneyland, je ne suis certes pas sa digne fille !
J’ai dû demander mon chemin à un vendeur qui s’est gentiment moqué de moi : « mademoiselle, vous ne risquez pas de trouver votre scotch ici, vous êtes au rayon jardinage ! »
Après moult détours, je suis fière de vous montrer le fruit de ma recherche.
A quoi va-t-il servir ? A fixer des poignées sur un meuble Ikea. Eh oui, je n’allais pas, en plus de monter le meuble, percer des trous dans les portes pour fixer les poignées !!

Roman, épisode 2. Le téléphone à cadran rotatif

Je ne savais pas encore si j’allais honorer ma promesse, et peu importait. Chaque jour, je rencontrais de nouveaux visages. J’avais choisi le russe à l’université et je me dispensais de suivre le premier semestre. J’avais 18 ans et je jouais à la dînette à Moscou : le loyer, 65 dollars par mois, acheter sur la place du métro de quoi dîner, inviter d’autres étudiants du foyer à boire le thé. Libre de toute contrainte.

Le métro et ses kiosques étaient à deux minutes à pieds: on y vendait des cigarettes et du nutella, du shampooing et du pain. La vie n’était pas difficile, les trajets étaient courts, et ma dînette était facile.
Le foyer était confortable, chaque appartement avait sa salle de bains et sa cuisine ; une femme de ménage passait toutes les semaines, ce qui évitait presque les accrochages avec les colocataires ; l’une d’elles, cependant, s’obstinait à essuyer ses mains sur ma serviette de bain, ce qui m’exaspérait...
Dans la cuisine, nous avions chacune une étagère de la commode, et nous partagions la vaisselle, ‘empruntée’ à la cantine de l'université. Ma colocataire coréenne avait une machine à faire du riz à la vapeur, et elle m’en faisait souvent profiter.

A cette époque, Moscou était encore mystérieuse. Son âme louche transperçait de toutes les bouches d’aération.
Les règles du jeu étaient différentes, il fallait les apprendre : on ne trouve pas de gants en caoutchouc quand on en a besoin, il faut donc en acheter s’ils sont à vendre au détour d’un couloir de métro, au cas où.
Faire trois fois la queue dans un magasin d’Etat pour acheter un demi-litre de lait : une première fois pour apercevoir le produit derrière le comptoir et se faire remettre le papier avec le prix, une deuxième fois à la caisse pour payer, et une dernière fois pour retirer ce qu’on a acheté, avec le reçu de la caisse. Tout cela ne me dérangeait pas (sauf peut-être l’odeur de vieux poisson qui persistait dans le magasin), parce que c’était nouveau et parce que je savais que cela ne durerait pas.

Le théâtre à Moscou coûtait alors encore moins qu’un ticket de métro parisien. Les Russes s’endimanchaient pour aller à l’opéra : c’était un vrai cérémonial, avec vestiaire obligatoire, et champagne à l’entracte.
J’étais dans un Moscou sans SDF, un Moscou dont les hommes secouent les ivrognes dans la rue pour qu’ils rentrent chez eux et ne meurent pas de froid. L’Union Soviétique n’était plus depuis déjà quelques années, mais Moscou en était encore imprégnée, comme ces concierges du foyer pour étrangers, ex-agents du KGB, qui continuaient à surveiller nos allées et venues, et à nous poser des questions que nos mères n’osaient plus nous poser.


Notre foyer avait neuf étages, et l’ascenseur s’arrêtait aux demi-étages. Les murs étaient peints en vert sur la moitié inférieure, et en blanc cassé sur la moitié supérieure.
Entre le troisième et le quatrième étage se trouvait un téléphone à jetons que l’on arrivait à trafiquer en enfonçant sa clé dans la fente au moment où la personne décrochait. Mais les concierges avaient fini par s’en apercevoir : elles nous entendaient souvent hurler dans le téléphone (la ligne grésillait), et à chaque fois qu’elles passaient prendre leur recette de jetons, l’urne était vide… Elles ont donc organisé des tours de gardes en cachette pour comprendre notre manège, réprimandé ceux qu’elles ont pris sur le fait, et fait réparer le téléphone.

J’étais donc à la recherche d’un jeton de téléphone, lorsque je t’ai croisé dans l’escalier…
« - Vous n’êtes pas venue me voir, m’as-tu doucement reproché.
- Toi non plus, ai-je souri. J’ai oublié ton numéro de chambre. » Je t’ai regardé ; tu portais un sweat-shirt bleu, un bas de jogging vert et des claquettes de piscine. Rien de très affriolant…
« - J’ai besoin d’un jeton de téléphone. En aurais-tu un, par hasard ?
- Non, mais on peut aller en chercher au métro, si vous voulez. » J’hésitai une seconde ; je n’avais pas envie de remettre mes chaussures, alors que demander à quelqu’un dans le foyer était si facile.
- D’accord !, t’ai-je répondu spontanément. Au fait, on se tutoie, hein? »

Nous habitions sur le même palier. Je t’ai vu mettre tes chaussures, et tu m’as vue mettre les miennes. Je faisais mine d’être concentrée, mais je te regardais du coin de l’œil, et tu faisais pareil.
Dehors, il faisait nuit ; il était peut-être 18 ou 19 heures. Il faisait un froid un peu humide, presque doux ; la neige n’osait pas encore prendre ses aises.

Nous nous sommes mis dans la queue devant le guichet du métro. Tu m’as laissé parler. J’étais très volubile, je n’aimais pas les silences, et tu m’observais, amusé.
Il me fallait trois jetons : la technologie n’était pas toujours fiable, surtout avec ces téléphones soviétiques à cadran rotatif que l’on faisait tourner pour composer le numéro. Bien souvent, les jetons étaient avalés sans que la connexion ne se fasse.
En revanche, ces téléphones étaient performants sur un point : la communication était automatiquement interrompue au bout de trois minutes. Il fallait alors raccrocher, composer à nouveau chiffre par chiffre et prier pour que le jeton ne soit pas avalé pour rien.
Mon tour arrivé, j’avais déjà préparé mes billets, que j’ai glissés dans l'interstice en disant "trois ". A Moscou, inutile de s'embarrasser de bonnes manières, ce n'est pas la culture locale. "Trois quoi ? Métro ou téléphone ?", m’a-t-on lancé en retour, et déjà la foule se pressait derrière moi. Mais, heureusement, tu étais là, et un homme en ces circonstances est autrement plus efficace qu'une femme! J’ai précisé, on m’a donné ce que je demandais, et nous sommes partis.
Nous sommes revenus au foyer, et j’ai pu téléphoner.