jeudi, novembre 02, 2006

Roman, épisode 3. Berbère

Nous nous sommes revus plusieurs fois les jours suivants. J’ai fait la connaissance d’Ahmed, ton colocataire.
Votre chambre était en tous points semblable à la mienne, mobilier issu de production 100% soviétique : les deux lits, les couvertures rouges, les draps verts, les rideaux marrons.

Tu as attrapé la grippe qui sévissait cet hiver-là à Moscou, et elle était méchante. Un dimanche, je suis passée te voir, tu étais dans un état second ; fiévreux, tremblant, les yeux brillants. Je t’ai demandé si tu avais vu un médecin. Tu as répondu par un vague signe de la main me signifiant de ne pas insister.
Il n’en était bien sûr pas question ! J’ignorais le numéro russe de SOS Médecins, et ai pensé à un ami rencontré à une soirée, qui terminait ses études de médecin généraliste.
Je t’ai forcé à mettre tes chaussures pendant que je téléphonais à cet ami ; il était chez lui, et avait quelques médicaments d’avance, nous pouvions donc passer le voir.
Nous sommes descendus dans la rue, tu traînais les pieds ; je me demandais si tu n’en rajoutais pas.

Nous voilà donc à l’arrêt du tramway, dans le silence de la rue déserte, un dimanche soir. Il était à peine dix-huit heures, et il faisait déjà nuit noire. Le tramway est arrivé, avec ses cris poussifs de carcasse qui se traîne, et ses petits phares ronds. Nous sommes montés, et je me suis assise en face de toi. Le tramway est reparti dans l’obscurité. Seuls les vieux néons éclairaient nos visages. Cela donnait une atmosphère bizarre, genre fin du monde, dans la lointaine banlieue d’une mégalopole. Cette lumière phosphorescente te donnait grise mine. Encore plus grise. Tu ne parlais pas.
Tu avais non seulement l’air malade, mais préoccupé.
Tu évitais mon regard. Tu as tourné la tête vers la fenêtre. Il n’y avait rien à voir, alors tu as baissé la tête et tu as fixé tes genoux, ton bonnet dans les mains.
« - Hassan ?
- Quoi ? » as-tu lancé sèchement en relevant les yeux vers moi. Soudain, ton regard noir et brillant me fixait. J’ai baissé les yeux. T’avais-je vexé en te forçant à me suivre ? Je ne comprenais plus rien…
« - Ai-je fait quelque chose de mal ?...
- Non, ne t’inquiète pas… »
Je n’ai pas insisté, et ai à mon tour regardé par la fenêtre. Aux arrêts du tramway, on voyait les lumières aux fenêtres des immeubles, petites loupiotes fragiles dans la nuit noire.
Je jetais de petits coups d’œil furtifs vers toi, que tu faisais mine de ne pas voir.

Nous étions presque arrivés, lorsque tu m’as à nouveau parlé :
« - Ecoute, tu n’as rien fait de mal. J’ai sûrement attrapé la grippe, mais ce n’est pas grave, ça. Je m’en remettrai. En un peu plus de temps si je ne prends pas de médicaments, mais je survivrai.
- Que fait-on dans ce tramway, alors ?
- Je ne sais pas… Viens, faisons demi-tour…»
Demi-tour ? Et mon ami médecin qui nous attendait ? Tant pis, alors…
« - Bon d’accord. Mais j’ai vraiment l’impression que quelque chose te tracasse… »
Le tramway s’est arrêté, et nous sommes descendus.
« - Viens, asseyons-nous deux minutes, » m’as-tu demandé en désignant le banc de l’abribus.
Ici ? Dans la nuit, le froid ? Au milieu de nulle part ?
« - D’accord », ai-je répondu.
« - Il faut que je te raconte quelque chose.
Cela fait pile deux ans aujourd’hui que j’ai perdu la fille que j’aimais. Elle s’appelait Nina. Nous nous sommes rencontrés quand nous avions seize ans. Elle vivait dans le village où ma grand-mère habite, non loin de Marrakech. J’y allais à toutes les vacances, et nous nous retrouvions, chaque fois plus amoureux, et plus déterminés de nous revoir la fois suivante. Je traversais les trimestres de lycée comme dans un rêve –ou plutôt un cauchemar-, ne pensant qu’à une chose : retrouver Nina dès le premier jour des vacances. Elle m’attendait à chaque fois, devant l’arrêt du bus, en face de la poste. Je courais vers elle, et les vacances passaient, comme dans un charme. Nous passions tout notre temps ensemble, nous nous promenions dans le désert, Nina mangeait dans notre maison, et rentrait chez elle le soir. Tout le monde l’aimait, dans ma famille. Notre avenir ensemble semblait évident pour tous. Et tous étaient heureux pour nous.
Le retour était à chaque fois un déchirement, je pleurais toujours dans le bus, sur tout le trajet. Mais nous étions forts, parce que nous savions que, sitôt mes études terminées, nous pourrions nous marier, et je pourrais l’emmener avec moi. Alors, nous étions patients et priions Dieu pour qu’Il nous aide à supporter l’attente.
Seulement, Nina n’était pas berbère. Et son père ne voulait pas qu’elle aime un Berbère. Il n’a rien dit tant qu’il a pensé que nous n’étions pas sérieux et que nous ne faisions rien de mal, mais dès que nous avons commencé à parler mariage, il nous a menacés.
Alors, nous avons dû nous voir en cachette… Nous connaissions quelques endroits reclus dans le désert où personne ne venait nous chercher, et où nous pleurions ensemble. Elle m’écrivait des messages que j’allais chercher dans notre endroit secret, et c’est ainsi que nous nous donnions rendez-vous.

Et puis, un jour, aux vacances de novembre, je suis arrivé dans mon village ; mon cousin m’attendait à la descente du bus. Je n’oublierai jamais la première chose qu’il m’a dite : « Hassan, je voulais te prévenir… Nina s’est mariée il y a deux semaines… N’essaye pas de la voir, elle pourrait avoir des problèmes… »

Voilà. Cela fait deux ans. Je n’ai plus supporté de retourner dans mon village. J’ai essayé de me plonger dans les études, mais j’ai tout raté. Deux ans d’affilée. C’est pour cette raison que mes parents m’ont envoyé ici : pour oublier, et pour enfin démarrer mes études. »
Je t’ai écouté, en silence. Quand tu t’es tu, j’ai serré fort ta main, à travers nos gants. Et je t’ai dit : « viens ; on rentre au foyer. »
Tu m’as suivi, docilement. Nous n’avons rien dit de tout le trajet retour.

4 commentaires:

Onassis a dit…

C'est touchant, Blanche. Très...

Rédactrice chauve a dit…

C'est toi qui a composé la chanson de Francis Cabrel, L'Encre de tes yeux ?

Ces histoires impossibles sont les plus déchirantes. Parce qu'on garde au fond de soi un espoir et une frustration; ce sont des histoires qui ne sont pas allées au bout d'elles-même, qui nous laissent en haleine comme un trop bon roman dont on nous interdirait de lire la fin. Alors cette fin, on l'imagine, on l'idéalise... Le plus triste, c'est que souvent cet amour impossible rendra toutes les autres impossibles.

Blanche a dit…

@Onassis: merci!
@Annie: c'est le genre d'histoire qui flingue une personne, surtout à cet âge-là... Mais qui sait, Hassan en a peut-être guéri grâce à l'air froid de Moscou?...:)

REGOR a dit…

Je connais ce genre d'histoire qui déchire une vie...
Souhaitons une fin qui réconcilie , est-ce possible ??
Bravo Blanche !! très touchant !!