lundi, novembre 13, 2006

Roman, épisode 8. More Bliss

Le jour de la rentrée, le 12 janvier, nous avons fêté le Nouvel an russe, d’après le calendrier orthodoxe.
L’institut avait organisé une petite soirée pour nous : le directeur s’était déguisé en Grand-père Gel, et m’avait demandé si je voulais bien être sa petite fille, la Fée Neige. J’étais vêtue d’un long manteau blanc brillant et coiffée d’un petit chapeau en fourrure blanche. Chaque étudiant avait eu toutes les vacances pour présenter une spécialité de son pays : tae-kwon-do pour les Coréens, danses pour les Marocains, chanson de MC Solaar pour les Français…
Pour une fois, les Russes appréciaient sans arrière-pensée les cultures étrangères. Nos professeurs ne faisaient jamais preuve de racisme, même s’ils s’énervaient parfois sur les problèmes de prononciation de certains étudiants. Ce n’était pas le cas de tous les Russes que nous croisions dans la rue ; avec ma peau très blanche et mon manteau de fourrure, je me fondais dans la masse, mais toi ou Ahmed étiez souvent arrêtés dans la rue pour contrôle d’identité.
A cette fête, ma professeure de russe s’est un peu déridée : elle avait la soixantaine, des manies stakhanovistes et cette façon de répéter sans cesse ‘plus vite, plus vite, plus vite…’ Cette fois, elle applaudissait en souriant. Elle nous a fait venir auprès d’elle, nous les ‘devotchkas’, ses trois élèves filles (tant pis pour mon petit camarade norvégien), et, telle une reine assise sur son trône et nous accroupies par terre, elle nous a tendu à chacune un chocolat qu’elle a sorti de son sac.


Le matin, je me réveillais à côté de toi. J’avais du mal à m’extraire du lit, parce qu’il faisait froid dans la pièce, et parce que nous nous étions couchés très tard la veille.
J’enfilais un gros pull en guise de robe de chambre, et allais dans la cuisine préparer le thé et couper le pain noir.
Tu me rejoignais, les yeux emplis de sommeil. Mes colocataires étaient déjà parties pour l’université, et nous nous asseyions tous les deux autour du buffet qui nous servait de table, dans la pâle chaleur du soleil d’hiver.
Tu rentrais chez toi pour t’habiller et prendre tes livres. Ahmed était lui aussi déjà en classe, et il te donnerait le soir ses notes du premier cours du matin. Tu m’attendais sur le palier, et nous partions tous les deux, houspillés par les concierges qui nous reprochaient d’être les derniers à aller en cours. Mais l’opinion des concierges était bien le cadet de nos soucis.

Arrivés sur le campus, je te laissais, comme le premier jour, devant ton bâtiment et poursuivais jusqu’au mien. Je ne m’arrêtais plus devant le kiosque de cigarettes pour acheter mes Philipp Morris Light made in Russia qui contenaient toutes sortes de substances inconnues : tu n’aimais pas le tabac et je m’étais trouvé une nouvelle addiction…
Je rejoignais mes petits camarades pendant leur première pause, voire plus tard, auquel cas je frappais timidement à la porte de ma salle de classe. La professeure de russe acariâtre faisait les gros yeux, mais avait pour consigner de nous laisser entrer : nous payions notre dû à cette université gratuite pour les Russes, et chère pour les étrangers.
Nos deux bâtiments avaient chacun une cantine, et nous restions avec nos voisins de classe pour le déjeuner. Le menu était invariablement soupe et boulettes de viande. Derrière le self-service (j’ignorais que ce système hautement américain était aussi soviétique !), les cuisinières s’affairaient sur les chaudrons d’eau chaude. Je ne dirais tout de même pas que nous y voyions courir des souris, mais des cafards, pour sûr.
En général, j’avais du mal à avaler cette tambouille, malgré son prix modique. Pour tenir jusqu’au soir, j’achetais donc au ‘bar’ des sablés secs, qui avaient le mérite de remplir l’estomac et de ne pas sembler suspects. Je commandais également du thé, que l’on me donnait dans un grand verre bouillant, entouré d’un morceau de papier épais beige pour que mes mains délicates d’Occidentale ne se brûlent pas. En y repensant aujourd’hui, je pourrais dire que Starbucks et ses fourreaux en carton pour les gobelets n’a rien inventé !

L’après-midi passait lentement, avec ses déclinaisons et exercices de vocabulaire. Tu avais plus de cours que moi, et je profitais de mon temps seule pour faire quelques courses sur la place du métro.
Dès que tu rentrais au foyer, tu venais me voir, avant même de poser tes affaires et ton bonnet chez toi. Comme je rentrais avant toi, je prenais lorsque tu en recevais ton courrier en bas chez les concierges. Elles disposaient les lettres une à une sur une table basse, et c’était le rendez-vous de chaque étudiant étranger, coupé de sa famille, lorsqu’il rentrait à la fin de la journée. Ces lettres pleines de jolis timbres, à l’adresse écrite en cyrillique d’une plume mal assurée, étaient attendues comme un morceau de chez-soi. Tu recevais peu de courrier, alors je te faisais lire le mien, pour que tu te sentes aussi un peu ‘chez toi’, même si tu n’étais jamais allé en France.
Nous nous installions dans ta chambre ou dans la mienne, pleins de bonne volonté pour faire nos devoirs, mais ni la radio que nous allumions, ni l’envie de refaire le monde tous les deux ne nous aidait…
Le soir, nous cuisinions chez toi avec Ahmed, de la tortilla marocaine le plus souvent : oignons et pommes de terre frits, un peu d’œuf battu pour lier le tout, et une pincée de safran.

Tout était simple, tout allait de soi. Chaque minute libre était passée avec toi, et même le sommeil était secondaire. Tu disais « je dormirai quand je serai mort »…
Je savais que tu restais, et je savais que je repartais, mais pour l’instant cela semblait si loin que nous n’y pensions même pas.

3 commentaires:

Onassis a dit…

Toujours aussi bon. Je suis sûr qu'il y a un peu de toi là-dedans...

REGOR a dit…

Bravo encore une fois !!
Mais comme on sait tous que le bliss ne dure pas toujours !!!
Je sens qu'il y a quelque chose...comme le calme avant la tempête !!!
Mais pourquoi pas un roman plein de "bliss" pour faire différent !!!

Blanche a dit…

@Regor: ah la la, ton esprit de déduction ne te fait pas défaut!!