jeudi, décembre 14, 2006

La concierge de l'escalator


« C’est ça mon p’tit gars, fais donc le malin pour séduire ta belle, mais si tu gênes le bon fonctionnement de l’escalier roulant, je te mets un carton rouge, moi ! On n’a pas idée d’essayer de remonter un escalier roulant qui descend ! Ces jeunes sont vraiment stupides…Ils se permettent tout aujourd’hui ! Ca c’est sûr, on avait intérêt à filer doux à mon époque. Moi, je suis une crème par rapport aux surveillantes d’escalator de ma jeunesse ! D’ailleurs, il faudrait peut-être que je sévisse un peu plus ; hum hum », fait Lioudmila Vladimirovna en ajustant son petit chapeau en feutrine rouge et en se redressant sur sa chaise, l’air important.
Lioudmila Vladimirovna est surveillante d’escalator à la station Chabolovskaïa, ligne Kaloujskaïa du métro de Moscou. Institutrice pendant près de quarante ans, elle est en principe à la retraite, mais sa maigre pension allouée par l’Etat suffit à peine à payer son loyer. C’est pourquoi elle a dû recommencer à travailler, au matin de ses soixante quatre ans, lorsque son mari est décédé d’une maladie du foie. Quel ivrogne c’était, ce mari, pense Lioudmila Vladimirovna. Les dernières années de sa vie, elle ne se souvient pas l’avoir vu sobre une seule fois. Quand il se réveillait le matin, il était encore saoul de la veille. Et si ce n’était pas le cas, il versait de la vodka dans son thé pour y remédier. Bon débarras, pense finalement Lioudmila Vladimirovna. Malheureusement, ce gredin avait une bonne retraite, parce qu’il avait travaillé toute sa vie dans l’industrie lourde, et qu’il avait pendant plusieurs années dans sa jeunesse dépassé les objectifs de production du Plan Quinquennal. En perdant son poivrot de mari, Lioudmila Vladimirovna a également perdu la pension qui allait avec. Voilà pourquoi elle se retrouve en bas de l’escalator du métro. C’est un moindre mal, pense-t-elle fataliste.

Le métro moscovite semble être le plus profond du monde : après les tourniquets, on pose un pied sur l’escalator, on regarde en bas, et en se penchant bien on aperçoit le quai tout au fond. Cela donne le vertige ; en fermant les yeux et en restant bien immobile, on peut se sentir tomber vers l’avant. Attention à bien se tenir à la rampe ! A chaque station, tout en bas des escaliers roulants, se trouve une guérite dans laquelle est assis le surveillant dans son uniforme bleu marine et rouge. Le surveillant est le plus souvent un retraité. Devant lui sont alignés trois boutons rouges, un pour stopper chaque escalator, et un téléphone de facture soviétique avec une seule touche. C’est le bouton pour appeler le haut de la station, à la surface de la terre.
« Eh ben dis donc, celle-là ne va pas marcher sur sa jupe ! C’est vraiment honteux que ses parents la laissent sortir comme ça ! Et celui-là, avec son gros paquet sous le bras, regardez-le jouer des coudes comme un malpropre, en bousculant au passage les gens civilisés ! Quand je pense que de plus en plus de monde se permet de se mettre à gauche de l’escalier roulant et de s’y arrêter, alors que cette partie est réservée à ceux qui montent et descendent eux-mêmes ! Quelle honte… Mais est-ce qu’un grand gaillard comme lui écouterait une vieille babouchka comme moi ? Ils ne savent plus ce qu’est l’autorité. Ils n’ont plus aucun respect pour les aînés. C’est pour cela que tant de retraités comme moi doivent recommencer à travailler malgré leur âge, et toutes les années qu’ils ont données à la patrie : les jeunes ne les aident pas. Ils s’enrichissent, ils font du business comme ils disent –j’aimerais bien savoir ce que cache ce vilain mot ! Je ne l’enseignais pas à l’école, lorsque j’étais institutrice ! Il n’existait pas dans notre vocabulaire ! Quand je pense à tous ces nouveaux riches qui se font construire des datchas luxueuses dans la banlieue de Moscou et qui, ce faisant, polluent notre belle Moskova avec tous leurs rejets toxiques... Eux, je ne risque pas de les voir dans le métro, ils n’y saliraient pas leurs beaux habits ! Ce sont les gens ordinaires comme moi qui s’entassent dans les wagons !
Ma foi, j’ai encore de la chance d’avoir trouvé ce travail : j’ai une carte de circulation pour le métro, et je ne suis pas obligée de mendier à la sortie des passages souterrains, ou d’aller acheter des cartouches de cigarettes au fin fond de Moscou pour les revendre paquet par paquet dans le centre-ville ! Dans quelle époque vivons-nous… »
Lioudmila Vladimirovna chasse ces tristes pensées par un long clignement d’yeux, regarde sa montre et se reconcentre sur les escaliers roulants. Son regard derrière ses lunettes à bascule est un peu fatigué, et le roulement sans fin des marches de l’escalator ne l’aide pas à se focaliser, mais elle y est bien obligée. Alors elle cligne à nouveau plusieurs fois des yeux et resserre son regard pour ne rien perdre de ce qui se passe.
« Voilà l’heure de pointe qui arrive, la foule se presse pour monter dans l’escalier : ne vous inquiétez pas, il y aura de la place pour tout le monde ! Regardez un peu cette étudiante, là, pour qui se prend-elle, à doubler tout le monde et à se faufiler entre les gens ! Je vais la mater, moi ! Allé, hop, un petit coup de sifflet pour rétablir l’ordre ! »

3 commentaires:

Blue a dit…

C'est bien, Blanche. :)

Christophe Berget a dit…

Le métro moscovite est vraiment d'une beauté incomparable.

Caroline a dit…

Quel beau personnage. On l'aime, même si elle est un peu grincheuse, cette Lioudmila. Ce sont des trésors, les mémoires vivantes comme elle.