vendredi, janvier 19, 2007

Denise


Un week-end pluvieux de décembre dernier, j’ai rendez-vous avec la meilleure amie de Denise. J’ai l’espoir d’en apprendre davantage sur la vie de ma grand-mère, dont on m’a tant dit à quel point je lui ressemble.
J’appréhende cette entrevue, me souvenant d’une dame au profil de requin et qui n’a pas sa langue dans sa poche. Mais j’ai envie de nous donner une seconde chance, pour le souvenir de ma grand-mère, et pour celui de leur amitié.

Sous une pluie battante, ma mère et moi marchons jusqu’à la butte aux Cailles, où Eveline vit seule, à présent.
Arrivées chez elle, nous nous asseyons dans de petits fauteuils Louis XVI à la tapisserie fatiguée, et très espacés les uns des autres. L’atmosphère n’est pas vraiment à la confidence, dans ce grand salon meublé avec parcimonie et austérité par des pièces d’un autre âge.

« Que veux-tu savoir ? », me demande Eveline de but en blanc.
- Tout d’abord, j’aimerais que vous me disiez comment vous avez rencontré Mamie.
- Eh bien, nous étions ensemble au lycée à partir de la quatrième… Mais nous n’étions pas amies à l’époque. Je me souviens essentiellement de Denise comme une jeune fille enjouée et espiègle. Elle s’était moquée de moi en cours d’anglais parce que je répondais toujours juste. Evidemment, avec une mère professeur d’anglais, je me devais de tout savoir ! Enfin bref.
Nous nous sommes perdues de vue en première, car chacune a dû fuir Paris à cause de la guerre. Nous nous sommes retrouvées par hasard le premier jour de fac.
Au milieu de cette foule d’inconnus, nous nous sommes tombé dans les bras.
- Vous vous êtes donc revues à la fac. En quelle année et à quelle université était-ce ?, je demande.
- Eh bien, en 1940, en fac de droit !! Mais tu débarques, ma pauvre fille !! »
Eveline se tourne vers ma mère, le regard interrogateur : « ta fille n’est vraiment au courant de rien !! »

Moi, ne rien savoir sur ma grand-mère ?
En voilà un beau coup de poing dans le ventre ! Péniblement, je me reprends et demande à Eveline quel était le caractère de ma grand-mère.
« C’était une jeune femme souriante, ironique.
Avec ses yeux si bleus et ses cheveux si noirs, elle captait l’attention… Il fallait la voir, entourée de jeunes filles et de jeunes gens, qui marchaient avec elle le long du boulevard Saint-Michel, pour aller du Panthéon à la station de RER : comme elle habitait Saint-Denis, elle faisait le trajet avec d’autres étudiants qui habitaient en banlieue.

Ta grand-mère au eu un grand chagrin d’amour avant de rencontrer ton grand-père : elle était amoureuse d’un garçon qui avait fait Navale pendant la guerre. Elle a été présentée aux parents, et ils ont failli se fiancer après la guerre, mais c’est le moment où le garçon est parti en Indochine… Il a rompu avec elle avant son départ, ne sachant pas quand ni s’il rentrerait. Le garçon a été tué sur le Mékong peu de temps après.
D’ailleurs, la photo de jeune officier que vous avez retrouvée dans les affaires de Denise est peut-être lui.

Quand Denise s’est fiancée avec ton grand-père, je l’ai invitée chez nous pour qu’elle nous le présente.
On a sonné à la porte, j’ai ouvert. Denise se tenait derrière ton grand-père, l’air furieux. Il ne bougeait pas, comme s’il voulait prendre racine sur le paillasson. Denise l’a poussé, lui disant avec violence « entre !! » Ta grand-mère était quelqu’un de très doux, et je ne l’avais jamais vue en colère ; mais ce jour-là…
Ton grand-père est entré chez nous, penaud. Sans s’asseoir ni enlever son manteau, il a marmonné que c’était une erreur, qu’il s’excusait, et il est parti. Denise est restée là dans l’entrée, interdite, puis s’est effondrée.
Ce goujat venait de rompre avec elle !
Je suppose que tu connais cette histoire ; à la mort de ta grand-mère, j’ai donné à ta mère le brouillon de lettre que j’ai envoyée ce jour-là à ton grand-père, ainsi que sa réponse. »

Je confirme d’un hochement de tête : c’est en effet la lecture de ces lettres, qui défendent farouchement Denise, qui m’ont poussée à vouloir rencontrer Eveline et à me dire que, aussi difficile d’abord soit-elle, elle a profondément aimé ma grand-mère.

« La mère de ton grand-père, toute paysanne qu’elle était, souhaitait pour son fils un meilleur parti que Denise, qui n’était que fille d’employé municipal de Saint-Denis… »

Eveline babille, fait des apartés, digresse et, dehors, la nuit tombe. J’apprends peu de faits nouveaux sur ma grand-mère, mais j’entends dans la voix de la vieille dame l’attachement qu’elle portait à son amie.
Cela demeure à tout instant enrobé d’un voile de pudeur que je n’essaye pas de percer.

« Votre grand-mère vous aimait plus que tout. Quand j’allais chez elle à Paris, je voyais vos quatre emplois du temps, à toi et tes cousins, soigneusement scotchés sur le réfrigérateur. Votre grand-mère regardait sa montre chaque fois qu’elle passait devant, et pensait à vous en s’imaginant à quel cours vous assistiez au même moment. Moi aussi, j’aime beaucoup mes petits-enfants, mais je ne leur ai jamais demandé ce qu’ils faisaient en classe ! Je ne sais pas si vous rendiez pour moitié à votre grand-mère tout l’amour qu’elle vous portait. »

Vous pouvez dire tout ce que vous voulez, chère Eveline, ma Denise à moi est aussi dans mon cœur, avec moi, pour toujours…

Au bout de deux heures, je prends congé de la vieille dame. J’ai noté recto-verso deux feuilles A4, mais je ne sais pas encore quand je vais mettre cela au propre.
J’ai l’impression que parler de ma grand-mère avec d’autres, dire à ma mère mon projet de livre, m’en a dépossédée.
Elle était ma grand-mère, et soudain, elle est une amie, une fille, une mère, une fiancée, une épouse…
Serait-elle en train de jouer avec moi, de là où elle est ? Là où elle est, légère et libre, elle est redevenue la jeune fille espiègle dont a parlé Eveline, et elle me dit : « je suis ta grand-mère, je le serai toujours, mais je suis aussi plein d’autres personnes, et tu dois t’en souvenir si tu veux écrire sur moi. »

Mon regard glisse à gauche de l’écran de l’ordinateur, vers le cadre qui est depuis toujours sur mon bureau. Dans le cadre, une photo d’elle vers ses vingt ans. Aujourd’hui, j’y vois mon visage dans le reflet. Les mêmes yeux, les mêmes sourcils, la même expression.

Quand je quitte Eveline, cette dernière a une ultime phrase pour moi : « ta grand-mère était quelqu’un de profondément fidèle. Si tu te souviens d’une seule chose, souviens-toi de celle-là. »

Alors moi aussi, je me dois de lui être fidèle.
Si j’arrive un jour à écrire ce livre sur elle.

6 commentaires:

Onassis a dit…

Touchante cette histoire. Je te souhaite d'arriver à bout de ton projet. Et je veux une dédicace :)

Christophe Berget a dit…

Belle histoire.... Et puis, si tu ressembles à la photographie, tu dois être une sacrée belle femme !

Chris a dit…

Je suis d'accord avec Christophe, ta grand-mère était très jolie mais, elle a un regard affreusement triste... Cette photo n'aurait pas été prise après que son officier soit parti en Indochine, par hasard?

Blue a dit…

Super, Blanche! J'espère que tu continueras à écrire ton livre. :)

Marilyn la Californienne a dit…

Ton livre est une bonne idée! Aujourd'hui, les jours pleins de compétitions entre gens, on avait beaucoup d'apprendre de quelqu’un de profondément fidèle -- comme ta grand-mère. Ca sera un beau cadeau pour le monde. Bon week-end!

Marilyn

Blanche a dit…

Merci pour vos encouragements!

Promis, si j'arrive au bout de ce livre, chacun d'entre vous aura une dédicace personnalisée!