Je ne savais pas encore si j’allais honorer ma promesse, et peu importait. Chaque jour, je rencontrais de nouveaux visages. J’avais choisi le russe à l’université et je me dispensais de suivre le premier semestre. J’avais 18 ans et je jouais à la dînette à Moscou : le loyer, 65 dollars par mois, acheter sur la place du métro de quoi dîner, inviter d’autres étudiants du foyer à boire le thé. Libre de toute contrainte.
Le métro et ses kiosques étaient à deux minutes à pieds: on y vendait des cigarettes et du nutella, du shampooing et du pain. La vie n’était pas difficile, les trajets étaient courts, et ma dînette était facile.
Le foyer était confortable, chaque appartement avait sa salle de bains et sa cuisine ; une femme de ménage passait toutes les semaines, ce qui évitait presque les accrochages avec les colocataires ; l’une d’elles, cependant, s’obstinait à essuyer ses mains sur ma serviette de bain, ce qui m’exaspérait...
Dans la cuisine, nous avions chacune une étagère de la commode, et nous partagions la vaisselle, ‘empruntée’ à la cantine de l'université. Ma colocataire coréenne avait une machine à faire du riz à la vapeur, et elle m’en faisait souvent profiter.
A cette époque, Moscou était encore mystérieuse. Son âme louche transperçait de toutes les bouches d’aération.
Les règles du jeu étaient différentes, il fallait les apprendre : on ne trouve pas de gants en caoutchouc quand on en a besoin, il faut donc en acheter s’ils sont à vendre au détour d’un couloir de métro, au cas où.
Faire trois fois la queue dans un magasin d’Etat pour acheter un demi-litre de lait : une première fois pour apercevoir le produit derrière le comptoir et se faire remettre le papier avec le prix, une deuxième fois à la caisse pour payer, et une dernière fois pour retirer ce qu’on a acheté, avec le reçu de la caisse. Tout cela ne me dérangeait pas (sauf peut-être l’odeur de vieux poisson qui persistait dans le magasin), parce que c’était nouveau et parce que je savais que cela ne durerait pas.
Le théâtre à Moscou coûtait alors encore moins qu’un ticket de métro parisien. Les Russes s’endimanchaient pour aller à l’opéra : c’était un vrai cérémonial, avec vestiaire obligatoire, et champagne à l’entracte.
J’étais dans un Moscou sans SDF, un Moscou dont les hommes secouent les ivrognes dans la rue pour qu’ils rentrent chez eux et ne meurent pas de froid. L’Union Soviétique n’était plus depuis déjà quelques années, mais Moscou en était encore imprégnée, comme ces concierges du foyer pour étrangers, ex-agents du KGB, qui continuaient à surveiller nos allées et venues, et à nous poser des questions que nos mères n’osaient plus nous poser.
Notre foyer avait neuf étages, et l’ascenseur s’arrêtait aux demi-étages. Les murs étaient peints en vert sur la moitié inférieure, et en blanc cassé sur la moitié supérieure.
Entre le troisième et le quatrième étage se trouvait un téléphone à jetons que l’on arrivait à trafiquer en enfonçant sa clé dans la fente au moment où la personne décrochait. Mais les concierges avaient fini par s’en apercevoir : elles nous entendaient souvent hurler dans le téléphone (la ligne grésillait), et à chaque fois qu’elles passaient prendre leur recette de jetons, l’urne était vide… Elles ont donc organisé des tours de gardes en cachette pour comprendre notre manège, réprimandé ceux qu’elles ont pris sur le fait, et fait réparer le téléphone.
J’étais donc à la recherche d’un jeton de téléphone, lorsque je t’ai croisé dans l’escalier…
« - Vous n’êtes pas venue me voir, m’as-tu doucement reproché.
- Toi non plus, ai-je souri. J’ai oublié ton numéro de chambre. » Je t’ai regardé ; tu portais un sweat-shirt bleu, un bas de jogging vert et des claquettes de piscine. Rien de très affriolant…
« - J’ai besoin d’un jeton de téléphone. En aurais-tu un, par hasard ?
- Non, mais on peut aller en chercher au métro, si vous voulez. » J’hésitai une seconde ; je n’avais pas envie de remettre mes chaussures, alors que demander à quelqu’un dans le foyer était si facile.
- D’accord !, t’ai-je répondu spontanément. Au fait, on se tutoie, hein? »
Nous habitions sur le même palier. Je t’ai vu mettre tes chaussures, et tu m’as vue mettre les miennes. Je faisais mine d’être concentrée, mais je te regardais du coin de l’œil, et tu faisais pareil.
Dehors, il faisait nuit ; il était peut-être 18 ou 19 heures. Il faisait un froid un peu humide, presque doux ; la neige n’osait pas encore prendre ses aises.
Nous nous sommes mis dans la queue devant le guichet du métro. Tu m’as laissé parler. J’étais très volubile, je n’aimais pas les silences, et tu m’observais, amusé.
Il me fallait trois jetons : la technologie n’était pas toujours fiable, surtout avec ces téléphones soviétiques à cadran rotatif que l’on faisait tourner pour composer le numéro. Bien souvent, les jetons étaient avalés sans que la connexion ne se fasse.
En revanche, ces téléphones étaient performants sur un point : la communication était automatiquement interrompue au bout de trois minutes. Il fallait alors raccrocher, composer à nouveau chiffre par chiffre et prier pour que le jeton ne soit pas avalé pour rien.
Mon tour arrivé, j’avais déjà préparé mes billets, que j’ai glissés dans l'interstice en disant "trois ". A Moscou, inutile de s'embarrasser de bonnes manières, ce n'est pas la culture locale. "Trois quoi ? Métro ou téléphone ?", m’a-t-on lancé en retour, et déjà la foule se pressait derrière moi. Mais, heureusement, tu étais là, et un homme en ces circonstances est autrement plus efficace qu'une femme! J’ai précisé, on m’a donné ce que je demandais, et nous sommes partis.
Nous sommes revenus au foyer, et j’ai pu téléphoner.
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4 commentaires:
Comme c'est intéressant et dépaysant! :)
Attends là... je viens de m'apercevoir que c'est écrit "roman"... Alors c'est pas vrai cette histoire ? Ou c'est vrai et romancé ? Dis que c'est vrai, dis que c'est vrai :-)
Vrai ou romance , quelle différence ,c'est drôlement bien présenté. L'atmosphère de l'après Bloc ... on s'y croirait !!
@Annie: Pour ma part je crois que cette histoire est vrai !!!
Au fait , je vais en prendre 2 ....
Allé, je vous dis la vérité:: c'est vrai à 80%!
Ne manquez pas l'épisode 3 qui vient ce soir!
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